L’île de Bornéo était autrefois synonyme d’immenses forêts peuplées de grands singes et de tribus de coupeurs de têtes. La partie nord de l’île, qui appartient aujourd’hui à la Malaisie, fut dirigée par James Brook, appelé le Raja Blanc. Cet aventurier anglais avait su obtenir le respect et l’obéissance des tribus de l’état du Sarawak. Il a fondé sa propre dynastie qui a régné pendant cent ans sur cette contrée.
Aucun vent ne peut, nez magistral, t’enrhumer tout entier, excepté le mistral !
Nous atterrissons à l’aéroport de Kuching au nord-ouest de l’île de Bornéo. La ville, tranquillement alanguie le long d’une large rivière, sert de base à plusieurs excursions touristiques dans la région.
Notre première sortie est dans le parc national de Bako réputé pour être l’un des plus riches et intéressants de Bornéo. Occupant une petite presqu’île au nord de Kuching, la réserve regroupe plusieurs écosystèmes (mangrove, forêt humide, prairies, etc) qui abritent de nombreuses espèces rares, pour la plupart en voie de disparition.
L’entrée du parc se fait par la mer. Un petit bateau pétaradant nous dépose sur une belle plage de sable bordée de cocotiers. Le camp de base des rangers est bien organisé avec de nombreux logements pour les touristes. Les animaux, habitués à la présence humaine, se promènent souvent autour des bâtiments. Chaque nuit une famille de « cochons barbus », imposants sangliers gris, retourne les pelouses de la base à la recherche de racines et de vers. Le matin, des macaques courent sur les toits et essayent de voler la nourriture des vacanciers assez naïfs pour laisser la fenêtre de leur cabanon ouverte.
Nous passons trois jours fabuleux dans le parc, à explorer les différents chemins de randonnée. La chaleur est torride. Dans la mangrove à marée basse, nous regardons, intrigués, de drôles de poissons qui marchent dans la vase avec leurs nageoires de devant. Quand ils ont peur, ils courent même sur l’eau, comme de minuscules hydroglisseurs gluants. Plus loin nous avons la chance de croiser des familles de singes nasiques. Cette espèce rare de primate se reconnaît facilement au gros nez des mâles, excroissance qui fait leur renommée. Hergé les a d’ailleurs croqués dans l’un des albums de Tintin (Vol 714 pour Sydney).
Les couchers de soleil sont absolument fascinants.
A Sumatra nous avions eu la chance de voir des orangs-outans dans leur environnement naturel. Sur l’île de Bornéo, on peut également apercevoir ces singes, mais ils sont différents de ceux d’Indonésie. Leur pelage est plus sombre. Les mâles sont bien plus imposants et leur face est entourée de larges abajoues. Nous les rencontrons dans le centre de réhabilitation de Semenggoh, parc créé pour les protéger et leur réapprendre à vivre dans la nature.
Les esprits aiment l’alcool de riz et le sang. Mais surtout l’alcool de riz !
Plus à l’ouest, à Sibu, nous recevons une mauvaise nouvelle : un décès dans la famille de Sophie. Très ébranlée, elle consulte les billets d’avion pour prendre un vol le lendemain pour Paris. Je continuerai seul mon trajet vers le cœur de Bornéo. Je prends un bateau pour Kapit le lendemain, remontant un peu plus la rivière Rejang.
Kapit est un gros bourg sans charme. J’ai l’impression d’être l’unique Occidental présent en ville. La seule attraction touristique, le fort Sylvia, un petit fortin de bois de l’époque du Raja blanc, n’est guère visité. D’ailleurs le livre des visiteurs n’a pas été signé depuis cinq jours.
Le soir de mon arrivée, je longe la rivière à la recherche d’un joli point de vue sur le coucher de soleil. En chemin je rencontre un vieux chinois qui marche pour faire de l’exercice. Il dit s’appeler James Ling. Avec lui je fais le tour des environs de Kapit, parlant de sujets variés. Il me propose de me faire visiter des « longs houses » lors du « Gawai Dayak ». Son métier de journaliste au Borneo Post lui permet de connaître beaucoup de gens et d’avoir ses entrées un peu partout. C’est justement ce que je cherchais.
Le Gaway Dayak est le festival des récoltes des Dayaks, les membres des tribus de l’intérieur des terres de Bornéo. Le festival est aujourd’hui un jour férié très important pour la communauté dayak. A cette occasion chacun revient dans sa « long house » pour participer aux festivités.
La « long house » est un peu l’âme des dayaks. Il s’agit de longues maisons constituées d’une suite de logements où les habitants partagent les mêmes espaces de vie. Tous les dayaks sont rattachés à l’une d’elles, comme à une tribu. Chaque bâtiment a son chef élu par la communauté et ses doyens, gardiens des traditions.
De nos jours, les « long houses » sont généralement construites en briques et matériaux modernes. Les crânes humains qui étaient pendus dans le hall comme trophées sont rangés.
L’après-midi suivant, je décide d’aller explorer à pied la région à la recherche de ces demeures traditionnelles. J’ai à peine le temps de rentrer dans un village construit autour de l’une d’elles, que je me retrouve invité par une famille qui festoie sous un porche. L’un d’eux, sachant parler anglais, s’improvise traducteur et porte-parole. Quelques secondes après m’être assis sur la natte posée sur le sol, cinq ou six verres d’alcool sont déjà posés devant moi. Mes hôtes veulent me faire goûter chaque plat et chaque bouteille. Ils mélangent joyeusement whisky, rhum, bière et alcool de riz. Ils sont réunis pour fêter le passage à l’âge d’homme du petit dernier de la famille. Ce matin le chaman a égorgé un cochon et fait sonner le gong pour inviter les esprits à protéger le garçon.
Je suis invité à faire couler un peu du sang du cochon devant un petit autel pour obtenir les bonnes grâces des ancêtres. En tant que « visiteur blanc », on espère que je saurais attirer la chance sur la famille. Quand le sujet des coupeurs de têtes est mis sur le tapis, un homme se penche sur mon épaule et me dit, comme pour me rassurer : « Aujourd’hui c’est Gaway, nous sommes en paix avec le monde entier ».
La bonne humeur de mes hôtes me pousse à boire un peu trop. Heureusement le chef de maison me raccompagne gentiment à mon hôtel. Assommé par l’alcool de riz, je m’endors et manque d’importantes festivités le soir même.
Une maison, 38 portes, 409 habitants
Le lendemain, guidé par James, j’enchaîne les festivités de Gaway Dayak dans des familles chrétiennes aisées. L’ambiance est moins folle que la veille mais les plats sont délicieux. Je me fais une joie de jouer le pique-assiette.
Le jour suivant, nous montons dans le 4×4 d’un ami de James qui nous amène à une long house assez éloignée. Le bâtiment est décoré de drapeaux malais et chacun s’est mis sur son trente-et-un car on attend la visite d’un personnage important : un ministre de Kuala Lumpur vient faire un discours. La long house est grande : elle abrite 38 familles soit 409 personnes.
Les doyens portent de grandes coiffes emplumées tandis que les chefs ont de drôles de petits chapeaux de paille et des gilets colorés. Les plus jolies jeunes filles ont été habillées en danseuses traditionnelles. Une multitude de clochettes rebondissent autour de leurs chevilles.
Quand le ministre arrive enfin, je me glisse dans une rangée de locaux pour lui serrer la main. Il a droit à tous les égards. Suivant la tradition, nous défilons à sa suite dans la long house, un chaman balade un coq au-dessus d’œufs en incantant les esprits, des jeunes filles lui font boire de l’alcool de riz, ont lui offre un couteau, une parure, etc. Après le respect des coutumes, vient le temps des discours politiques. J’applaudis comme tout le monde de grands sermons dont je ne comprends pas un mot.
Les derniers Sihan
Je quitte Kapit à bord d’un speedboat, long et fin, qui glisse dans la jungle sur des eaux boueuses et dangereuses. La rivière Rejang est difficile à naviguer. Les courants forts et les tourbillons peuvent jeter les embarcations sur les nombreux rochers qui pointent hors des flots. Le bateau marque des arrêts à chaque long house, nombreuses le long de la rivière. Des gens accostent, des sacs de grains sont livrés, des courriers échangés. Au bout de cinq heures, il arrive enfin à sa destination, Belaga. J’y retrouve Sophie, revenue de France.
Belaga est une ville de bout de route. Une petite ville où les gens vivent parce qu’ils ne peuvent pas aller plus loin. Les hommes y traînent au café, les commerces sont vides. Un terrain de basket à moitié abandonné semble être la seule activité pour les jeunes.
Nous nous posons chez Daniel qui loue des chambres aux touristes et aime discuter en anglais avec eux. Sur les murs de sa maison, des articles de journaux parlent de tribus en voie de disparition, de langues et de traditions qui s’éteignent sous le poids de l’assimilation et de la modernité.
Il nous invite au mariage d’une jeune fille de Belaga qui a lieu le soir même. Toute la ville semble réunie dans la salle des fêtes. Sur la scène, s’enchaînent des danseurs et musiciens traditionnels. Nous nous installons et profitons du buffet comme n’importe quel habitant de Belaga. Daniel nous présente à de nombreuses personnes avec lesquelles nous avons du mal à échanger, notre malais étant toujours anémique. Nous partons avant la fin de la fête qui se prolonge toute la nuit.
Daniel nous propose une visite dans une famille de Sihan, ethnie classifiée « semi-nomade » dont la population n’est plus estimée qu’à 300 personnes. Si nous ne comprenons pas trop ce que veut dire « semi-nomade », nous aimons par contre bien l’idée d’aller dire bonjour à des familles isolées dans la jungle. Un gros sac de riz et deux bouteilles d’huile seront notre carton d’invitation. Quand nous demandons à un batelier de nous faire traverser la rivière pour rejoindre le chemin qui doit nous mener à notre objectif, celui-ci semble bien inquiet pour nous. Il nous demande si nous avons une machette. Avec un grand sourire, je lui montre mon petit couteau de trois centimètres de long et lui dit que nous nous débrouillerons avec.
Le chemin qui s’enfonce dans la forêt n’est pas difficile à suivre. Il semble avoir été dessiné il y a des années puis laissé à l’abandon. Après deux heures de marche, nous arrivons chez Watt qui vit ici avec sa femme et ses enfants. Sophie puise dans ses connaissances de malais pour assurer le dialogue. Nous arrivons plus ou moins à nous faire comprendre.
La famille nous offre le repas, composé de riz et de la viande d’un animal à cornes qui nous est inconnu. Pas de plumes, de danses traditionnelles ou d’animations pour les touristes ici. Juste une famille qui tente de vivre à sa façon, coincée entre la nostalgie des traditions et les attraits de la modernité. Position inconfortable et intenable. Nous rentrons à Belaga sous une pluie battante.
Le lendemain, nous prenons un 4×4 qui nous amène à Miri, grosse ville industrielle sur la côte. La route déformée est comme fondue au soleil. C’est une langue de lave séchée qui s’allonge à travers une nature autrefois opulente mais aujourd’hui violentée. En de nombreux endroits, les grands arbres ont été remplacés par de maigres buissons, brulés pour étendre les terres agricoles ou coupés pour leur bois. Nous croisons de nombreuses exploitations d’abatage et leurs machines froides et invincibles.
A Bornéo, tout s’efface progressivement. La forêt, vaincue, ne protège plus les tribus isolées, les animaux et les plantes endémiques de l’île. L’avenir est incarné par les puits de pétrole et les champs d’huile de palme. Notre passage dans l’état de Sarawak nous laisse un sentiment étrange, comme l’impression d’être arrivé quelques années trop tard pour vraiment profiter de cette région fabuleuse.
L’Amérique, l’Amérique, si c’est un rêve, je le saurai
C’est aussi pour nous la dernière destination asiatique avant de prendre l’avion pour l’Amérique. Nous nous sommes posé la question de retarder au maximum notre départ, pour profiter encore un peu de ce continent magnifique. Pourquoi ne pas descendre les îles de l’Indonésie vers la Papouasie ? Pourquoi ne pas aller voir les paysages magnifiques des Philippines ? Il faut pourtant bien faire des choix. Si nous n’avançons pas, nous pourrions ne jamais clore ce tour du monde. Nous laissons donc dernière nous l’Asie et embarquons dans un avion qui va nous amener à une vitesse moyenne de 500km/h jusqu’à San Francisco. Un sacré coup d’accélérateur pour nous !
De façon amusante, nous allons aussi traverser la ligne de changement de date, ce qui va nous amener, comme Phileas Fogg dans le Tour du monde en 80 jours, à voir disparaître en fumée 24h de notre vie. Sur le papier, le trajet entre notre escale dans le sud de la Chine et San Francisco nous prendra 25 minutes…
C’était la première fois que :
- Romain se prenait une cuite à l’alcool de riz
- nous étions invités à un mariage à l’étranger
- Romain serrait la main d’un ministre
Georges HO
Bonjour à vous deux… Je suis content de voir que vous allez bien et encore merci pour ce magnifique voyage. J’attends la suite avec impatience !
Amitiés
Carine
Splendides photos du Gawai Dayak !
Carine
…et de Bako, dont je ne me lasse pas…