En 1859, après plusieurs jours de voyage en bateau et à dos d’éléphants, les merveilles tant désirées apparaissaient enfin. Henri Mouhot pouvait admirer le temple d’un autre âge que les missionnaires lui avaient décrit quelques jours plus tôt. Encerclé par la jungle sauvage du Cambodge, Angkor Wat, s’offrait à lui. Le temple hindou, construit sur le modèle de la montagne mythique Meru, était le témoignage d’une civilisation majestueuse et méconnue. Les bâtisseurs de cet imposant monument à la gloire de dieux depuis longtemps disparus avaient également tracé les plans de la plus grande cité médiévale du monde. A l’époque où les peuples d’Europe se débattaient dans des siècles sombres et stériles, la civilisation khmère, dont Angkor était la capitale, illuminait l’Asie du Sud-est par sa puissance, sa richesse et sa culture.
Henri Mouhot, explorateur français pour le compte de la très britannique Royal Geographical Society, visite Angkor Wat et le décrit en le comparant aux pyramides d’Egypte. Le jeune homme n’a rien d’un archéologue, sa passion ce sont les insectes dont la découverte et l’étude l’ont amené si loin de son pays. Mais par ses écrits et ses dessins posthumes, il donnera aux Européens l’envie de découvrir Angkor et les civilisations de l’Asie du Sud-est.
L’homme a voulu monter vers les étoiles, écrire son histoire dans le verre ou dans la pierre
Angkor reste encore le site archéologique de tous les records : par son étendue (Angkor Wat est le plus grand édifice religieux du monde), par son avancée technologique (les archéologues se grattent la tête pour cartographier l’immense réseau d’irrigation qui courait dans toute la région), par la richesse de son trésor (60 tonnes d’or étaient entreposées dans le Preah Khan), par la taille de ses réservoirs d’eau (l’un fait 8 km de long sur 2,2 km de large), par la complexité du plus grand puzzle du monde (la reconstruction du temple Baphûon, démonté pièce par pièce dans les années 60 puis abandonné), etc.
Angkor n’a pas encore révélé tous ses secrets. A l’exception des temples, les constructions de l’époque étaient réalisées en bois et ont depuis longtemps disparu, dévorées par la jungle et les termites. Les bibliothèques, nombreuses et magnifiques, sont aujourd’hui vides. Il nous reste très peu de connaissances de cette civilisation fascinante.
De nos jours, la jungle a été mise au pas, taillée au cordeau, domptée, civilisée. Des artères de bitume la traversent de long en large, ouvrant la voie à de longues files de tuk-tuks pétaradant et de cars chargés d’étrangers blanchâtres en chapeaux de brousse.
Oh j’en rêve Angkor, Angkor, Angkor
C’est notre ami Fred qui nous attire une seconde fois au Cambodge. Il vit depuis plusieurs années à Phnom Penh et participe au semi-marathon d’Angkor. A notre époque, on court autour des temples sacrés en short rose, sponsorisé par des marques de sodas. Tout change. En tout cas, l’évènement est vraiment sympathique et la bonne ambiance est assurée.
Notre première visite date d’il y a quatre ans. Aidés d’un sympathique chauffeur de tuk-tuk, nous avions découvert Angkor et des temples plus éloignés avec des yeux émerveillés. Nous nous souvenons encore très bien notre entrée dans Angkor Wat avant le lever du soleil, entre ces vieilles pierres fascinantes, se découvrant à la lumière de nos lampes torches.
Lors de notre second passage, nous sommes accompagnés de Damien, un autre ami, venu nous rejoindre pour quelques jours. En sa compagnie, nous nous amusons à crapahuter dans les couloirs silencieux, entre les statues et les frises antiques, nous imaginant Indiana Jones et Lara Croft.
La magie d’Angkor agit toujours pour qui sait s’éloigner des axes touristiques. Il est possible de se retrouver seul dans un temple moins visité et perdu au sein d’une jungle dense et silencieuse. Les nombreux travaux de rénovation ne sont pas encore venus à bout des murs éboulés, des statues en morceaux et des racines des arbres géants qui, en se glissant entre les pierres, tordent les parois, creusent les plafonds et relient le sol au ciel.
Comme la gazelle aimable aux grands cils de velours je bondis de vague en vague, les mouettes me crient leur bonjour
Nous prenons un bateau pour Battambang, plus à l’ouest, pour gouter à la campagne cambodgienne. Pour y arriver on peut soit passer par la compagnie de bus ou, plus intéressant, monter à bord de l’un des bateaux fins et rapides qui rejoignent la ville à travers le lac Tonlé Sap et la rivière Sangker.
Nous avons la chance d’être dans une saison où le niveau de l’eau est suffisant pour la liaison par bateau. Le trajet passe d’abord par le grand lac cambodgien, le Tonlé Sap, la petite mer intérieure du pays. Ce lac, immense, est une fantastique réserve de poissons et fertilise toute la région. Il peut quadrupler de taille lorsque les eaux du Mékong remontent la rivière et s’y déversent. On y croise des arbres pris au piège avec les terrains inondés, le tronc plongeant sous la surface de l’eau. Le bateau se fraie un chemin au sein des jacinthes d’eau. Des marabouts et des pélicans s’envolent à notre approche.
Les habitants des bords du lac se sont adaptés à ces bouleversements saisonniers. Les maisons sont soit dressées sur d’imposants pilotis de plusieurs mètres, soit flottantes. Lors de notre passage, nous traversons plusieurs villages dont les maisons semblent bercées par les flots, maintenues hors de l’eau par divers systèmes de flotteurs artisanaux. Sur le lac les habitants vivent de la pêche et de l’élevage des crocodiles.
Parcourir la distance qui nous sépare de Battambang est un enchantement. Les paysages sont magnifiques et les enfants ne cessent de nous saluer avec de grands sourires. Pour ne rien rater du spectacle, Damien fait la plus grande partie du parcours sur le toit de notre embarcation, en plein soleil. Les derniers kilomètres de la rivière se transforment en méandres étroits à cause de la baisse du niveau de l’eau en cette saison. Cela rend la tâche de notre capitaine difficile. Nous percutons plusieurs fois les buissons sur les berges après un virage mal amorcé. Nous arrivons néanmoins sans problème à Battambang où nous attend une foule compacte de chauffeurs de tuk-tuks.
C’est le pays joyeux des enfants heureux, des monstres gentils, oui c’est un paradis
Battambang, seconde ville du pays, est réputée pour son calme et son centre-ville de vieux bâtiments coloniaux. Ce qui nous intéresse c’est plutôt d’y louer des motos et de nous perdre dans la campagne. Pendant plusieurs jours nous sillonnons la région en évitant autant que possible les grandes routes. Nous nous retrouvons parfois sur des chemins ravagés par les tracteurs où nos compétences de motards débutants sont mises à rude épreuve. Mais nous ne regrettons jamais nos choix car l’arrière-pays cambodgien nous éblouit constamment.
Ici c’est la vision d’un étang au soleil couchant dans lequel les enfants viennent se baigner. Un peu plus loin ce sont des écolières avec qui nous tentons d’ouvrir le dialogue et que nos quelques mots de khmer font rire aux éclats. Des rizières d’un vert surréel nous éclaboussent de lumière. Nous traversons des villages perdus, où tout est rouge à cause de la poussière de la route. Partout les Cambodgiens nous accueillent avec le sourire et une curiosité timide. La plupart pausent gentiment pour Damien, l’air étonné qu’un étranger s’intéresse à eux et veuille les prendre en photo. Les enfants sont très nombreux, beaux et souriants.
Un soir, dans une minuscule ville, nous sommes invités à l’anniversaire d’une petite fille. Ces parents nous servent et nous resservent tant de bières que, sous l’effet de l’alcool, nous commençons à croire que nous savons parler khmer. Nous passons la soirée à trinquer en disant “tcholmouille !”, “sopbaille !” et autres mots que nous ne comprenons pas mais qui ont le pouvoir de faire sourire tout le monde autour de la table.
Damien devant retourner en France pour les fêtes de fin d’année, nous continuons notre voyage au Cambodge à deux. Nous partons visiter un temple isolé au nord du pays, sur la frontière thaïlandaise: le Preah Vihear. Ce temple a été construit sur une montagne qui domine toute la région. C’est aussi un lieu de tensions entre les deux pays, des échanges de tirs ont encore eu lieu en 2011 et ont fait cinq morts.
Pour atteindre le village le plus proche du site, il est nécessaire de monter dans un taxi partagé. Et les taxis partagés au Cambodge, c’est tout un spectacle : quatre personnes assises devant, cinq à l’arrière.
Ensuite ce sont des militaires qui vous font grimper la falaise à l’arrière de petites motos. La pente est si raide qu’au retour on se fait de grosses sensations. A cause de sa difficulté d’accès, le site est très peu visité par les touristes. Nous y étions les seuls occidentaux.
28° à l’ombre, c’est fou, c’est trop, on est tout seul au monde, tout est bleu, tout est beau
A la fin du mois de décembre, nous rendons à Kep, une charmante ville balnéaire au sud du pays. Moins touristique et festive que Sihanoukville, nous l’apprécions pour son calme et sa décontraction.
Kep est une toute petite ville qui s’étire sur les bords d’une langue de terre entre la mer et une petite montagne couverte de forêts. Autrefois lieu de villégiature des riches habitants de Phnom Penh, toutes les villas huppées ont ensuite été détruites par les Khmers Rouges. Aujourd’hui ces cicatrices du passé ont pour beaucoup disparu et Kep connaît un développement rapide. Sa plage principale, autrefois de galets, a même été recouverte de sable pour attirer les touristes.
Nous consacrons chaque fin d’après-midi à améliorer nos techniques de natation. C’est qu’il y a du travail : Romain est un piètre nageur et Sophie sait à peine flotter. Si nos progrès sont lents en tout cas le lieu d’apprentissage est idéal. Nous sautons dans l’eau tous les soirs, à l’heure où les plagistes rougis par le soleil quittent les serviettes sur lesquelles ils étaient étendus comme des steaks. Quel plaisir de nager dans les couleurs du coucher de soleil ! Nous y sommes presque seuls.
Ce soir, c’est ma boum, c’est ma folie, c’est ma tout’ tout’ première biguin’ partie
Pour la soirée de Noël, nous nous offrons un beau repas au Sailing Club de Kep, dans un lieu charmant et huppé. Pour prolonger le plaisir les jours suivants, Romain craque plusieurs soirs de suite pour la “pizza tartiflette” d’un restaurant français du bord de mer. Mais la plus belle soirée est celle du jour de l’an.
N’ayant rien prévu, nous décidons de nous rendre sur la plage. Nous sommes surpris de voir que tous les habitants de la région semblent s’y être donné rendez-vous pour fêter la nouvelle année. L’ambiance est excellente, les gens sont joyeux. Les groupes d’étudiants invitent les étrangers à les rejoindre dans des jeux du mouchoir ou de 1, 2, 3 Soleil. Les enfants s’amusent à envoyer vers le large des jets de flammes à l’aide de petits feux d’artifice. C’est dangereux mais cela ne semble gêner personne ; ni les parents, ni les passants qui voient parfois ces traits d’étincelles passer à quelques centimètres de leurs têtes. C’est le plus beau jour de l’an que nous ayons jamais fait.
Notre seconde visite au Cambodge nous a permis de retrouver un pays que nous avions appris à aimer. En quatre ans, le pays s’est transformé. Néanmoins les Cambodgiens restent un peuple gentil et doux, jeune et paisible, qu’il est urgent de découvrir. Nous sommes heureux d’avoir conclus l’année en leur compagnie.
- quelqu’un nous rejoignait au cours de notre tour du monde
- que nous fêtions un Noël sans nos parents et un jour de l’an sans champagne
- que Sophie nageait plus de dix mètres
- que Romain se faisait voler son téléphone et Sophie son numéro de CB
- que nous montions à neuf (+ un bébé) dans un taxi cinq places
* Tous les titres de chapitre de cet article sont tirés de chansons populaires, êtes-vous capable de toutes les retrouver sans utiliser Google ?
** Plusieurs des photos de cet article sont de Damien Lefauconnier, merci à lui !
*** Des photos d’Angkor Wat vu du ciel sont visibles sur le Flickr d’Olivier Guilmin
**** Vous pouvez télécharger le journal des voyages d’Henry Mouhot en Extrême-Orient (édition de 1868).
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